lundi 30 avril 2012

Retour sur le Satiricon

Il y a quelques mois, j'avais présenté une belle édition du Satiricon de Pétrone, illustrée par Georges Lepape (pour voir le détail, cliquez-ici).

Je viens de compléter ma collection avec un exemplaire de cette édition illustrée d'une eau-forte de Georges Lepape que je vous fais découvrir :


Pour mémoire, je remets quelques belles illustrations de cette édition :






Pour finir, pour les amateurs, cet exemplaire est recouvert d'une reliure non signée typique des années 1950, où l'influence art déco reste encore très présente :


samedi 21 avril 2012

Les homosexuels de Berlin, du Dr Magnus Hirschfeld, 1908

Le docteur Magnus Hirschfeld (1868-1935) est une des personnalités majeures de l'histoire du combat des homosexuels pour une meilleure acceptation de leur différence. C'est à travers un petit livre que je voudrais l'aborder.


Cet ouvrage est d'autant plus important qu'il représente une des premières manifestations publiques de son combat. Né en 1868, il fait des études de médecine et s'installe à Berlin. En 1897, il fonde la toute première organisation en faveur de l’égalité des droits : le Comité scientifique humanitaire (Wissenschaftlich-humanitäre Komitee) dont l'objet principal était l’abrogation du paragraphe 175 du code pénal allemand. Base de la discrimination des homosexuels en Allemagne, cet article stipulait : « Die widernatürliche Unzucht, welche zwischen Personen männlichen Geschlechts oder von Menschen mit Tieren begangen wird, ist mit Gefängnis zu bestrafen. » : « La fornication contre nature, pratiquée entre personnes de sexe masculin ou entre gens et animaux, est punie de prison. ». Surtout, cet loi ne distinguait pas les pratiques homosexuelles dans le cadre privé et dans le cadre publique.


Après quelques publications qui militaient en faveur de l'abrogation du paragraphe 175, parues dans des revues confidentielles, il est sollicité par Hans Oswald pour apporter sa contribution à "une collection de documents qu'il édite sur la capitale". Il se charge donc de décrire la vie homosexuelle à Berlin dans ce petit ouvrage paru en 1904 : Berlins Drittes Geschlecht. bei H. Seemann, Berlin u. Leipzig, qui est rapidement traduit en français. Il paraît en 1908 sous le titre : Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin.

A la lecture de cet ouvrage, ce qui frappe le plus est le ton objectif et factuel que prend le Dr Magnus Hirschfeld pour décrire le monde homosexuel à Berlin à ce début du XXe siècle. C'est un parti-pris d'aborder le sujet avec le regard du sociologue et du médecin. En particulier, il est dénué de jugement moral. Il faut attendre les pages finales pour que le militant reprenne le dessus sur le scientifique, lorsqu'il revient à sa croisade en faveur de l'abrogation de l'article 175. Cependant, le choix d'aborder d'un point de vue sociologique le sujet ne l'empêche pas de porter un regard bienveillant et sympathique sur cette communauté, même si, à la seule lecture du texte, on ne saurait deviner en quoi il est personnellement et intimement impliqué. Remarquons qu'il aborde aussi bien l'homosexualité masculine que féminine, même si les exemples concernent plus souvent les hommes.

Caricature de l'époque

L'ouvrage se divise en deux grandes parties. La première aborde de façon général l'homosexualité, c'est à dire le destin individuel des homosexuels. C'est la deuxième, et plus importante, partie qui aborde la vie collective des homosexuels à Berlin. C'est alors que l'on pénètre dans cette sous-culture homosexuelle qui anime la capitale allemande.

Maintenant, entrons plus en détail dans le contenu de l'ouvrage.

Dès le départ, il récuse le terme d’homosexuel comme étant trop connoté par la sexualité. On verra que le rapport ente le sentiment homosexuel et la sexualité homosexuelle sera le fil rouge, souterrain, de l'ouvrage. Il introduit son concept « favori » de troisième sexe. Ensuite, à travers plusieurs exemples et récits, il décrit comment les homosexuels vivent leur homosexualité. Cet exposé, presque pédagogique, veut démontrer une forme de normalité dans l’homosexualité :

Elle confirme l’opinion que le penchant homo-sexuel se distingue, il est vrai, en direction et signification, mais non dans son développement, de l’amour normosexuel.

Ce terme « normosexuel », plusieurs fois utilisé, fait-il référence à une norme (ce qu’est l’amour hétérosexuel) ou à une normalité ? L'auteur ne le dit pas mais on sent qu'il hésite entre les deux.

Dans ces quelques lignes, il décrit la force des sentiments qui lient entre eux deux hommes ou deux femmes :

Ces « liaisons solides » entre hommes ou femmes homosexuels, souvent de longue durée, sont à Berlin, d'une fréquence extraordinaire. II faut avoir observé la tendresse qu'ils se portent les uns aux autres, les soins empressés qu'ils se témoignent, l'anxiété de leur attente, l'énergie avec laquelle l'amoureux prendra à cœur les intérêts, – pour lui souvent très éloignés – de son ami; le savant ceux de l'ouvrier, l'artiste ceux du sous-officier; il faut avoir vu les souffrances morales et physiques résultant de la jalousie, pour pouvoir dire qu'ils ne comportent « aucun acte de luxure contre nature ». C'est simplement là un mode de ce grand sentiment qui, de l'avis de beaucoup, est seul capable à donner à notre existence sa valeur réelle et sa consécration.

Une idée, exprimée ici, mais que l’on retrouve ailleurs, est que la véritable essence de l’amour homosexuel n’est pas le sexe, mais le sentiment. Il semble même parfois opposer les deux, comme dans ce paragraphe, et jamais, il ne semble penser que les deux peuvent former un tout indissociable et harmonieux. Peut-être que c’est sa vision de la sexualité en général (hétéro et homo) qui influe sur sa perception de l’amour homosexuel. Il semble toujours craindre qu'à trop insister sur la dimension purement sexuelle de l'homosexualité, il dévaloriserait son sujet et son propos Peut-être même qu'il craint que son but de "normaliser" l'amour entre hommes ou entre femmes serait entaché par quelque chose de "sale" qu'évoquerait le sexe. Prudence nécessaire pour l'époque ou perception intime et personnelle de la sexualité ? Cela reste à déterminer. Malgré cela, on le voit s'intéresser aux différentes et infinies combinaisons de ces normosexuels/homosexuels, au delà de la simple image du couple.

Avant de finir sur cette partie, cette anecdote montre que malgré l'époque (mais peut-être que nous nous exagérons sa rigidité morale), des parents savaient accepter voire intégrer l'homosexualité de leur enfant :

Il n'est pas rare de constater à Berlin, qu'il y a des parents qui s'accommodent de la nature uranienne et même de la vie homosexuelle de leurs enfants.
J'ai assisté, il n'y a pas longtemps, à l'enterrement d'un vieux médecin, dans un cimetière de la banlieue. Devant la tombe ouverte se tenait le fils unique du défunt, à droite la mère âgée et, à côté, un jeune ami de vingt ans; tous les trois dans un deuil profond. Lorsque le père, à l'âge de soixante-dix ans, découvrit la nature uranienne de son fils, il fut pris d'un grand désespoir. Il consulta plusieurs médecins aliénistes, qui lui donnèrent des conseils différents et, du reste, inefficaces. Il se mit alors lui-même, à l'étude de la littérature concernant ce sujet et finit par reconnaître que cet enfant était un homosexuel de naissance; quand son fils dut s'établir, il ne s'opposa pas à ce qu'il prit son ami avec lui; bien plus, ces excellents parents reportèrent leur pleine affection sur ce jeune homme qui sortait d'une couche sociale inférieure. Les deux amis avaient, l'un sur l'autre, une bonne influence morale; tandis que chacun d'eux isolé, aurait eu de la peine à se frayer un chemin dans la vie, les deux ensemble réussirent très bien. La science et la bonne éducation de l'un furent heureusement complétées par l'énergie et l'esprit d'économie de l'autre.
Sur son lit de mort, le vieux médecin dit ses derniers adieux à sa femme et à ses « deux petits ». L'aspect de ces trois êtres humains unis dans les larmes et la douleur, [...], impressionnait l'âme un peu plus profondément que l'oraison funèbre d'un jeune curé faisant d'une voix fluette l'éloge du défunt qu'il ne connaissait pas.

Remarquons au passage que l'on retrouve ici, comme dans d'autres passages du livre, l'image du couple homosexuel fondé sur les différences physiques (homme mâle/homme efféminé), sociales ou culturelles.

A partir de la page 37, il s’intéresse à la vie collective ds homosexuels à Berlin. Il commence par les soirées privées. Artifice ou prudence, il se présente comme un « invité honoraire » :

Par reconnaissance pour mes travaux concernant l'affranchissement des homosexuels, je suis souvent appelé à assister, en qualité d'invité honoraire, à leurs réunions et, tout en n'acceptant qu'un petit nombre de ces invitations, j'ai pu me former une opinion suffisamment exacte sur le mode de vie des uraniens de Berlin.

Caricature de l'époque

De nouveau, la remarque suivante nous ramène à ce soin, presque maniaque, d'éliminer la sexualité pure de cette vision et représentation de la vie homosexuelle berlinoise :

Dans toutes ces réunions la vraie sexualité se trouve au second plan, comme dans les cercles des normosexuels. Le trait d'union chez eux consiste simplement dans le sentiment de solidarité résultant de fatalités parallèles.

Il donne une grande importance aux lieux de la sociabilité homosexuelle (soirées privées et lieux publics), comme moyen de vivre ensemble avec ses semblables, plutôt que comme une façon de faciliter les rencontres sexuelles. Ce n'est qu'à la fin qu'il abordera plus directement ce thème à travers les bains et surtout les lieux de prostitution. A la lecture de ce livre, on peut parfois se demande si l’homosexuel berlinois fait l’amour !

Lorsqu'il évoque les lieux publics de rencontres (tavernes, cabarets, restaurants, bals, etc), il insiste beaucoup sur la spécialisation de ces lieux. Il les présente aussi comme des lieux plutôt préservés de la répression policière (il note qu'il y a peu d’agents provocateurs de la police). Ce qui peut laisser penser qu’il y avait une certaine tolérance, tant qu’il ne s’y passait pas des « agissements sans nom ». Constant la richesse de la vie homosexuelle à Berlin, il s'exclame :

On a vu des uraniens arrivant du fond de leur province, pleurer d'attendrissement à ce spectacle.

J'aime beaucoup cette remarque, probablement plus personnelle qu'il n'y paraît. Elle reste parfois encore juste, même si nous le l'exprimerions plus ainsi !

Sans entrer dans plus de détails sur le contenu du livre, rappelons qu'il donne un panorama complet de la vie homosexuelle berlinoise : les cabarets où l'on peut rencontrer des soldats (il parle avec précaution d'une « prostitution » soldatesque), les bals, les annonces dans les journaux, etc., pour finir les lieux de prostitution masculine. Sauf pour ce dernier point, il est toujours très préoccupé de faire comprendre au lecteur que, malgré la population qui les fréquente, les règles des convenances sont respectées dans ces lieux, voire que l'on y constate une forme de normalité.

Aucune dissonance ne trouble cette joie générale, jusqu'au moment où toutes les convives quittent ces lieux, dans lesquels elles ont pu, au milieu de leurs semblables, rêver pendant quelques heures. S'il vous arrive une seule fois de participer à une fête pareille, conclut Mme R. . . , vous en sortirez persuadé, pour le reste de votre vie, que les uraniennes sont injustement calomniées, que, là comme partout, il y a de braves gens et de mauvaises gens, bref que la disposition homosexuelle ne peut pas être une marque décisive de malhonnêteté. Exactement comme chez les hétérosexuels, il y a là, du bon comme mauvais.

Il termine l'ouvrage sur un ton plus militant. Après avoir constaté le faible nombre de personnes qui tombent entre les mains de la justice (il l'estime à une vingtaine par an), il insiste surtout sur le fléau du chantage et des agressions dont sont victimes les homosexuels. Cela lui permet de passer à sa revendication de l’abolition du § 175 qui est presque la conclusion du livre. D’une description « objective » de la réalité, il termine par un acte militant.

Avant de conclure, je reproduis ce curieux, et peu explicite, passage sur la sexualité.

Je m'élève ici contre l'opinion généralement répandue que dans le commerce entre soldat et homosexuel il s'accomplit ordinairement un acte quelconque tombant sous le coup de la loi. Quand on arrive aux actes sexuels, ce qui n'est pas toujours le cas, ils ne consistent alors que dans la surexcitation par les baisers et l'attouchement de certaines parties du corps, comme c'est généralement la règle dans les actions homosexuelles.
L'opinion que l'homosexuel, même femme, doit être pédéraste dans la pleine acception du mot, est fortement erronée. J'ai vu, dans ma pratique, un épisode qui prouve à quel point cette opinion est répandue encore à Berlin. Quand j'ai ouvert dans les journaux la question concernant la statistique des uraniens, vint chez moi quelque temps après un brave boucher de l'Est, un père de famille normal qui me demanda très sérieusement s'il n'était pas homosexuel, « car depuis quelques semaines je ressens – dit-il – un chatouillement dans le fondement ».

Je pense comprendre qu'être « pédéraste dans la pleine acception du mot » signifie qu'il y a pénétration. On retrouve le soin de ramener la sexualité des homosexuels à quelque chose de plus innocent que la vision crue d'un pénétration. Est-ce la marque intime et personnelle de sa façon de vivre sa propre sexualité ou une volonté délibérée de dédiaboliser l'homosexualité en la désexualisant en partie ?

Malgré la vision souvent rassurante et presque banale de l'homosexualité à Berlin, il sait reconnaître et rappeler la violence de la société vis-à-vis des homosexuels à travers quelques témoignages de suicides. On peut aussi citer, pour ceux que cela intéresse, un très long développement sur l'usage des sobriquets et des surnoms, souvent d'apparence féminine, que se donnent les hommes ente eux. Il estime le nombre d’homosexuels à Berlin à 50.000, dans une ville qui comptait alors 2 millions et demi d'habitants.

Ce livre est un témoignage irremplaçable sur la culture homosexuelle à Berlin avant la première guerre mondiale. Malgré certains éléments datés, il fourmille de témoignages et de tableaux vivants sur ce monde disparu.

Description de l'ouvrage

Dr Magnus Hirschfeld
Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin.
Paris, Librairie médicale et scientifique Jules Rousset, 1908, in-12, [4]-103 pp.


C'est un ouvrage rare dans les bibliothèques publiques françaises. On ne le trouve pas à la BNF. Il existe un exemplaire dans le fonds Lacassagne de la Bibliothèque Municipale de Lyon et deux à la Bibliothèque interuniversitaire de médecine et d'odontologie de Paris.

Il a été réédité dans la collection des cahiers GayKitschCamp.

Sur Magnus Hirschefeld, je conseille ce très bon document : cliquez-ici.

mercredi 11 avril 2012

Le vrai visage de Nino Cesarini ?

J'ai déjà eu l'occasion de parler sur ce blog du baron Jacques d'Adelswärd-Fersen, célèbre personnalité du Paris Gay du début du XXe siècle. Il est malheureusement surtout connu pour le scandale des "Messes noires" qui mettaient en scène des adolescents en éphèbes grecs dans son appartement de l'avenu de Friedland. Jean Lorrain prit sa défense vigoureusement dans Pelléastres (cliquez-ici). Ce parfum de scandale ne doit nous faire oublier qu'il est l'auteur d'ouvrages au charme suranné, dont le Baiser de Narcisse, qui a fait l'objet d'un message très développé sur ce blog (cliquez-ici). Mais, encore plus courageux pour l'époque, il est le fondateur de la première revue homosexuelle en France : Akademos. Mais ce n'est pas pour cela que j'évoque encore aujourd'hui cette personnalité oubliée, sauf d'un petit cénacle d'amateurs. Après le scandale de l'avenue de Friedland, il s'exila à Capri, dans la luxueuse ville Lysis. En 1904, il rencontra le jeune Nino Cesarini, qui partagea sa vie jusqu'à sa mort. Cette très belle photo de Wilhelm von Plüschow est parfois considérée comme un portrait de Nino Cesarini.


De nombreuses autres photos sont aussi considérées comme des portraits de Nino Cesarini. Pour débrouiller le mystère des images de Nino Cesarini, Jacques Desse a entrepris un travail d’érudition, basé sur des comparaison de nombreux documents et photos afin de trier le vrai du faux. Vous pouvez y accéder à cette adresse : http://issuu.com/gloeden-pluschow-galdi/docs/ninocesarini

Remarquable travail qui non seulement tente de clarifier un problème compliqué, mais est aussi l'occasion de nous faire pénétrer dans le monde de ces amateurs de beaux garçons de cette Italie du début du XXe siècle (Von Gloeden, Von Plüschow, Galdi, Fersen, etc.) Je signale aussi que le catalogage des photographies de Gloeden, classées par numéros de négatif, est en cours de réalisation. Ce travail considérable a été engagé par Giovanni Dall'Orto sur Wiki Commons avec la participation de plusieurs chercheurs ou amateurs (Catalogue Von Gloeden). A terme, il permettra de disposer d'un véritable catalogue raisonné de l’œuvre de Gloeden

Pour finir, ces deux images. Le portrait de Nino Cesarini par Paul Höcker : 


Le portrait de Fersen :