vendredi 22 octobre 2010

"L'Apprenti Sorcier", de François Augiéras, 1964

Je présente aujourd'hui un roman presque inconnu du grand public, et même des personnes plus averties. Et pourtant, c'est probablement un des grands textes de cette deuxième moitié du XXe siècle, un texte souterrain, connu de quelques initiés, mais, lorsque on l'a découvert, on regrette presque de ne pas pouvoir le découvrir une nouvelle fois et revivre l'envoûtement qu'il procure.



En 1964, paraît chez Juillard un ouvrage anonyme : L'Apprenti Sorcier. La trame de cette histoire est simple : un adolescent de 16 ans est mis en pension chez un prêtre, en plein cœur du Périgord noir. Entre eux, s'instaure une relation sadique où le prêtre bat et viole l'adolescent, relation faite d'amour et de haine entre le bourreau et sa jeune victime. L'adolescent rencontre un autre adolescent, un livreur de pains, avec lequel il vit une relation d'amour total, sexuel. L'ouvrage avance par étapes vers une fin paroxysmique, au sein de cette nature et de ce monde sauvage. Ce court résumé donne une faible idée de ce roman où se côtoient la nature sauvage, la brutalité des instincts et des sentiments, la magie, la vérité des hommes mises à nue et surtout le profond accord de l'homme avec le monde, sans intercesseur et sans dieu.



Quelques passages, glanés au fil du livre :

La rencontre avec le jeune livreur :

Un vaste abri creusé par les eaux diluviennes, où la fraîcheur invinciblement nous attira, nous vit pénétrer dans un couloir obscur à l'extrémité duquel une petite source lointaine résonnait dans la pierre. De faille en faille, brûlant des allumettes que l'éloignement de l'air libre éteignait chaque fois plus vite, perdue la dernière lueur de jour, nous avançâmes sur le sol un peu humide de la grotte. Je pris sa main. Je t'aime, lui dis-je. Moi aussi, je vous aime, reprit-il. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Jamais étreinte ne fut plus douce, plus passionnée que la nôtre. Il avait le goût d'aimer et d'être aimé. Ses lèvres, d'abord hésitantes dans le silence des roches, s'ouvrirent et, comme une fleur délicieuse, désirèrent mes plus longs baisers.

La brutalité sauvage du monde :

L'été nous enivrait. L'enfant le ressentait comme moi. L'Europe des moissons, des cavernes et des garçons sod(...) me jetait d'abominables pensées dans le sang.


L'amour avec le jeune livreur :

Pendant quelques jours notre vie fut délicieuse. Il n'était qu'à moi; le pays ne se doutait de rien. Dans la grotte je le façonnais comme on pétrit de l'argile, une argile fraîche, charmante. Quel travail dans la pleine chaleur de l'été ! Tandis qu'on rentrait les foins j'adorais un enfant dans la terre. Ma voix accompagnait, presque chantée, sa naissance dans mes bras. Au fond d'un couloir je l'éveillais à la connaissance de lui-même, et ses petites lèvres émues me remerciaient en balbutiant dans l'obscurité de la grotte où il donnait libre cours à son besoin de caresses et d'étreinte amoureuse. Un jour, je frottai une allumette pour le voir; il s'était dévêtu de lui-même; tout son corps était blanc. Les habits sur les chevilles, c'était la plus radieuse apparition qui soit. Aux sources de la vie, piétinant le sol de la grotte, ivre, sans un mot, sans hâte, très loin du jour, il dansait. Je grattai une seconde allumette pour le revoir, que j'éteignis presque aussitôt,bénissant les ténèbres qui le jetaient dans mes bras.
Nous sortîmes. Nous passâmes de l'obscurité délicieuse à l'air chaud et à l'aveuglement du milieu de l'après-midi. J'aurais voulu ne plus revenir de ce côté-là de la vie et demeurer dans la grotte.


Le prêtre :

Fouet en main, il s'assit auprès de moi sur une autre chaise. Mes habits sur les chevilles, lorsqu'il me battait, j'avais l'impression d'être véritablement dévoré, que ma chair s'en allait par lambeaux, d'être cuit, n'ayant rien fait de bon, qu'il me dévorait à souper. Il posa le fouet en travers de ses jambes; dans l'obscurité je sentis ses mains contre ma chair nue. Il me toucha comme on caresse une femme, largement, longuement sous les cuisses. Depuis quelque temps je devenais sa servante, de la manière que je croyais que font les servantes, et qu'elles ne font peut-être pas, ce qui satisfaisait mon prêtre plus et mieux que ne l'eût fait une servante véritable; outre qu'il me fallait préparer nos faibles repas, je devais ranger la maison, et, certains soirs, non seulement recevoir le fouet, mais encore faire la tendre épouse. Ce changement d'état me plaisait, non pas en raison d'un errement de ma nature, ni d'une faiblesse du sexe, car j'étais bien viril et fier de l'être, mais parce que je croyais acquérir ainsi des pouvoirs. Avant de me battre il m'enlaçait la taille, il me parlait à l'oreille, et je sentais naître en moi-même ce qu'il y avait en moi de femme; dans la solitude, bien sûr, j'étais parfois ma propre épouse, mais sans trop y croire, tandis que dans les bras de mon prêtre j'étais bien aise de trouver quelqu'un, à la faveur de l'obscurité, plus ou moins grossièrement persuadé de mes rêves, et qui, en retour, m'en persuadait. Dans cette occasion j'avais le sentiment moins de me donner à lui que de faire sous les caresses la découverte de la seconde part de mon être, de moi-même en épouse pour moi. Je me tenais à peu près ce raisonnement qu'ayant la vie entière pour faire l'homme, à seize ans il me fallait voir quelle charmante et vigoureuse servante d'un prêtre j'aurais fait. Aucune ne vaudrait celle-là, intelligente dans la volupté, douce et forte; battue, je la plaignais, je l'en aimais davantage; comblée, je m'étonnais et je l'admirais de la vigueur qu'elle mettait à supporter tant de joie; ce dialogue avec soi allait jusqu'au parfait bonheur.

Le prêtre encore :

Dans cette petite chambre de la cure, j'étais heureux d'un bonheur fait d'une parfaite complicité avec mon prêtre que je devinais lui aussi occupé de ses rêves. M'aimait-il à cause de cette complicité qui nous unissait sans qu'il nous faille nous expliquer jamais ?

Je passai aussitôt à un bien-être absolu et je fis la tendre et la charmante épouse. Ce campement de couvertures en désordre me ramenait aux premières nuits de la terre, à un état de nature, à toutes les confusions primordiales. Le visage contre la veste à col de fourrure de mon prêtre, comme sur le pelage d'une bête, j'étais saoul de plaisir, j'avais chaud. Cette tanière me plaisait. Il me caressait avec une exacte intelligence de ma chair, avec une habileté de rebouteux, sans me parler, de crainte de me tirer de mon ivresse. Ses longues mains paraissaient me connaître parfaitement; de la tête aux chevilles, pas un os, pas un muscle qu'il ne modelât avec une subtilité qui me ravissait. Il me guérissait de ma solitude comme on remet une entorse. Ce qui me contentait le plus, c'était sa connaissance de moi, à croire qu'il voulait me plaire infiniment jusqu'au divin, jusqu'à m'entendre chanter à genoux dans ses bras ; à croire qu'il me connaissait de toute éternité.

Une plongée dans le Temps :

Le retable sculpté datait du XVIIIe siècle; la chaire élégante, bleu pâle et dorée, à panneaux de bois où l'on voyait joliment peints des anges, du XVIIe; les toits et la nef, du XIVe. C'était sur ce fragment de temps que reposait mon amour. J'étais persuadé, en effet, d'avoir déjà vécu dans ce pays ; mon prêtre et l'enfant, je les revoyais tous les siècles, et moi-même avec eux.

Une Rencontre avec le Monde :

Le regain y croissait en abondance entre des falaises creusées d'abris envahis d'une épaisse végétation. Le Monde était là devant mes yeux, celui des astres et des feuilles dans le Grand Temps de la Nuit. La terre tournait lentement dans un ciel pur strié de nuages roses pointus comme des avants de barque. Les rochers et les bois vivaient au clair de lune leur vraie vie, loin des hommes. Et moi aussi je vivais avec eux ma vraie vie; je nourrissais mon âme, je m'abreuvais de bonheur, je buvais la force du Monde : c'était cela le réel, le durable, l'inoubliable. L'insondable présence, vivante, du charme de l'espace traversait les feuillages. Yeux grands ouverts, je n'avais qu'un désir: ne jamais revenir du côté des humains. De fait, je les oubliais vite; pas une parcelle de mon être véritable, de mon vrai caractère, qui ne participât sans réserve à l'éternelle fête de la nuit souveraine.

Dans ce pays des grottes peintes, le plus lointain Passé m'approuvait. Dans mes rapports avec l'arbre, ce qu'il y avait en moi de femme venait des premières nuits de la terre; cet amour des feuilles datait des premiers soirs, des premiers Paradis, et me composait un curieux caractère de magicienne. Une profonde mémoire me revenait dans un flot de plaisir.


L'œuvre d'écriture :

Alors, de cette obscure nuit jaillit une lueur. Je me dis que de vieilles phrases, du temps des rois, traversées de candeurs rustiques, et ma folie habilement tissée composeraient une étonnante étoffe qui mériterait de survivre. Un petit livre, bien et mal écrit tout à la fois, semblable à une étoffe rustique et belle, voilà ce dont je pouvais être capable. Une sorte de tapisserie. Il me vint à l'esprit de la filer de grosse laine mêlée de fine soie. Cette idée d'un livre mené à la façon d'une étoffe curieusement tissée me plut. Ma solitude aussitôt me parut intéressante, mes vices aussi. Je vis nettement ce que j'avais en tête d'accomplir au plus vite; je m'amusais déjà à des malices et des finasseries dont j'avais l'intention de truffer ce texte qui serait fait de mille ruses et de petites faiblesses. J'y mettrais tout mon plaisir à vivre, l'amour qui me brûlait le cœur, mon caractère véritable, et mon âme, et l'inlassable rivière, et mon prêtre, et l'enfant.

Je ressentais de nouveau le Monde, là, près de moi, comme une réserve intacte de forces délicieuses où je n'avais qu'à puiser pour écrire un livre qui ne ressemble à aucun autre. Mais, quel étrange livre serait-ce, fait de la sorte, par un garçon comme moi qui vivait chez un prêtre ! Un petit livre galant, quasi de magie, comme nul jamais n'en composerait de semblable.



Commentaire sous forme d'avertissement

Ce roman peut sembler scandaleux. Cette relation sadique et masochiste entre un prêtre et un adolescent de 16 ans, cet amour entre l'adolescent et un garçon de 13 ans peuvent paraître scandaleuses en ce début de siècle. En vérité, le vrai scandale de ce livre ne se trouve pas là. Il se trouve dans l'expression de cette sexualité primitive, au milieu d'une nature sauvage qui est comme un miroir de cette sensualité qui renoue avec les forces profondes de la vie. En lisant ce livre, on approche quelques vérités fortes sur le lien entre l'homme, la nature, la sauvagerie, prise dans le sens d'un accord profond entre la nature et l'homme. Le scandale de ce livre se trouve dans cette sexualité vécue comme une aventure intérieure, presque une ascèse, par un adolescent de 16 ans. A lire cela, certains pourraient penser que nous sommes dans quelque avatar de la pensée New Age ou dans quelque émanation d'un épigone de Paulo Coelho. Non. Cette vérité que veut nous faire découvrir Augièras, il l'a lui-même expérimenté. Il suffit de lire Domme ou l'essai d'occupation pour comprendre que l'Apprenti Sorcier, comme ses autres livres, sont le reflet d'une très riche aventure de l'esprit, qui s'éloigne des sentiers battus, qui explore des chemines nouveaux, qui va au limite de notre conscience, lorsque elle se confronte à la brutale existence de la nature, de nos instincts. On y voit le chant d'une sexualité brute : "tout ici disait la volonté farouche d'affirmer l'opinion scandaleuse que l'Homme est fait pour l'Homme, et non pour la Femme, que la Femme est l'Ennemie. Je devinais les vrais mystères, la vraie joie. [...] La chaleur de l'été, le cri des insectes qui hurlaient dans la campagne grouillante exaspéraient mon amour pour cet enfant qui, source lui-même, se donnait sans un mot".
A écrire et relire ces mots, je ne sais si j'arrive à faire partager la puissance de cet ouvrage et, pour celui qui s'y livre et qui s'y abandonne, la force d'entraînement dans l'exploration des forces obscures et sombres de notre esprit.

Quelques éléments sur l'auteur et le livre

François Augiéras, né à Rochester en 1925, a vécu toute sa jeunesse dans le Périgord. Il se fait connaître par ses romans sahariens : Le Vieillard et l'Enfant et Le Voyage des Morts. Après une vie de misère, il meurt à l'hospice de Montignac (Périgord) en 1971.


Il est aussi peintre. Ce sont quelques œuvres de lui, sauvées du naufrage de sa vie, qui sont reproduites ici.

Après deux ouvrages majeurs : Le Vieillard et l'Enfant, 1954 et Le Voyage des Morts, 1958, ce troisième livre eut du mal à trouver un éditeur. C'est Jacques Brenner qui le publia chez Juillard, dans la collection "Cahiers des saisons". Il le raconte lui-même (François Augiéras ou le Théâtre des Esprits (p. 11): "Ce petit chef-d'œuvre ayant été refusé ici et là, j'eus la chance de pouvoir le publier dans la collection des Cahiers des Saisons que je dirigeais chez Juillard. Augiéras ne voulut pas le signer de son nom véritable, mais renonça au pseudonyme d'Abdallah Chaamba qui convenait mal pour un récit situé dans le Périgord. La couverture et la page de titre présentèrent l'originalité de ne pas donner le nom de l'auteur".

Abdallah Chaamba est le pseudonyme de François Augiéras.

Une note personnelle

Je reste fasciné par les œuvres d'Augiéras, en particulier celle-ci. Après de nombreuses années(trop nombreuses années ?), j'ai relu ce petit opuscule pour préparer ce message. L'enchantement reste intact. J'ai découvert ce livre, et partant de là, l'œuvre de François Augiéras, grâce à une critique du Monde des Livres, lors de la parution d'une nouvelle édition dans la collection "Les Cahiers Rouges" en 1995.



J'ai ensuite exploré peu à peu les différentes facettes du monde d'Augiéras, autrement dit de ses livres. Je crois avoir tout lu de lui aujourd'hui. Je reste toujours aussi enthousiaste et j'espère donner envie de découvrir cet auteur, par les très larges extraits que j'ai reproduits.

Description de l'ouvrage


L'Apprenti Sorcier
Paris, René Juillard, [1964], in-8° (180 x 114 mm), 121-[5] pp.



L'achevé d'imprimer est du 6 janvier 1964 et le dépôt légal du 1er trimestre 1964.


Une bibliographie de François Augiéras vient de paraître :
Bibliographie des écrits de François Augiéras, établie par Pierre E. Richard
Nîmes, Editions La Palourde, 2010.



Cette plaquette est désormais indispensable pour ceux qui veulent démêler l'écheveau compliqué des éditions successives des deux premiers livres d'Augiéras.

L'Apprenti Sorcier a été réédité plusieurs fois. Il est actuellement disponible chez Grasset.

lundi 11 octobre 2010

Visite à l'exposition "Marins" à la galerie "Au bonheur du jour"

Samedi, visite à l'exposition "Marins" à la galerie "Au bonheur du jour" à Paris (pour en savoir plus, cliquez-ici)

Le peintre à l'honneur est Narcisse Davim :



L'affiche est illustrée d'une photo de Sébastien Paul Lucien.



Cette exposition présente quelques dessins de marins attribués à Roland Caillaux, artiste dont j'avais eu l'occasion de parler lorsque j'ai décrit son travail majeur : "Vingt lithographies pou run livre que j'ai lu". Nicole Canet publie aussi un petit ouvrage sur Roland Caillaux, avec les dessins présentés. Initiative bienvenue pour mieux faire connaître cet artiste méconnu, avec un préface par Butterfly, du site "Rêves siciliens". On voit cependant qu'il reste encore du chemin pour mieux connaître Roland Caillaux et affiner la connaissance de sa vie et de son œuvre.